Privé de mer, le port d'Odessa transformé en cantine d'arrière-front
Olga Jarova pointe du doigt la belle table en terrasse à laquelle le président Volodymyr Zelensky s'installait lors de ses visites à Odessa, le grand port du sud-ouest de l'Ukraine qui échappe encore aux Russes mais subit un blocus.
Avant l'invasion de l'Ukraine, "Datcha", le restaurant que Mme Jarova gère dans une demeure aristocratique du XIXe, était à l'image de cette ville de marins fondée par Catherine II: nostalgique et insouciant.
Mais alors que Moscou promet le canon à tout navire qui s'aventurerait dans les eaux environnantes, et que la rade a été minée préventivement par Kiev dès le début du conflit, Odessa, carrefour multiculturel d'un million d'habitants, apprend à vivre repliée sur elle-même.
"Turbot, rouget, gobie... 80% de nos poissons provenaient de la mer Noire", explique à l'AFP Mme Jarova. "Mais désormais, la pêche au large est interdite".
Le matin, tout le monde est aux fourneaux pour nourrir gratuitement la population. "L'arrivage en provenance d'Asie, on ne savait pas comment l'assaisonner au début", sourit la restauratrice de 47 ans.
Alors qu'une sirène anti-bombardements retentit, Odessa vit comme en sursis, protégée par le verrou que représente la ville de Mykolaïv, située à quelque 130 km à l'est, où la résistance ukrainienne empêche les Russes de conquérir tout le littoral, au prix de bombardements quasi-quotidiens.
- "La moindre des choses" -
S'ils sont fiers de leur cité réputée pour son climat agréable, sa vie culturelle, ses monuments influencés par les styles français et italiens, les habitants d'Odessa n'ont plus la tête aux loisirs nautiques.
"Tous les jours, week-end compris, je viens confectionner des filets de camouflage pour l'armée", affirme Natalia Pintchenkova, 49 ans, derrière un grand drapeau britannique rendant hommage au soutien sans faille apporté par Londres à l'Ukraine depuis le début du conflit.
C'est "la moindre des choses" par rapport à la "souffrance de ceux de Mikolaïv", dit-elle, alors que l'été invite à la flânerie.
A tous les coins de rue, gymnases ou salles de spectacle sont réquisitionnés pour accueillir les volontaires engagés dans l'effort de guerre à l'arrière du front, alors que le thermomètre affiche 32 degrés.
"Les gens ne veulent pas rester seuls chez eux à écouter les mauvaises nouvelles à la radio", estime Bogdan Galaida, 21 ans, qui coordonne l'un de ces ateliers bénévoles. "Ici au moins ils peuvent parler à quelqu'un et n'angoissent pas trop pour la suite".
Fevzi Mamoutov, un Tatar de 31 ans, prépare un plat de "plov" au chaudron avec une quarantaine de volontaires, dans son ancien centre culturel transformé en cantine militaire.
"Ma famille a dû quitter la Crimée" après l'annexion par Moscou en 2014, "donc je sais ce que ressentent les Ukrainiens qui fuient actuellement l'invasion russe", dit cet ancien champion européen de lutte gréco-romaine, barbe saillante et t-shirt orange.
Si l’assaut est lancé sur Odessa, "je me battrai parce qu'on a de bonnes armes cette fois", affirme-t-il, en rappelant la répression des Tatars par Staline, déportés en masse en Asie centrale en 1944.
- Baignade interdite -
Ioury Bassiouk, lui, a transformé son studio télé en centre de stockage. "Au début, on a livré 10.000 paires de chaussettes à Kharkiv", plus grande ville de l'est de l'Ukraine, énonce-t-il pour illustrer la variété des besoins en temps de guerre.
"On envoie de l'eau potable à Mikolaïv qui en est privée grâce à trois rotations quotidiennes par bus", dit ce journaliste d'un site internet très suivi dans le sud de l'Ukraine.
La France a proposé d'aider à débloquer le port d'Odessa, dans le cadre d'une opération coordonnée par l'ONU, tandis que le président de l'Union africaine, le Sénégalais Macky Sall, réclamait son déminage, afin que les exportations de céréales ukrainiennes vers l'Afrique puissent reprendre.
Mais Kiev craint toujours que Moscou parachute ses troupes et "on ne veut pas tout déminer", dit l'ancien vice-président de la région Ioury Dimtchoglo, qui évoque des négociations sur l'instauration de simples "corridors" déminés.
Il ne donnera aucun détail sur la quantité de mines jonchant les fonds marins, au grand dam des habitants qui déambulent glace à la main autour de la célèbre plage Arcadia.
Pas question de poser un orteil sur cette plage: des panneaux rouges avec une tête de mort viennent rappeler que la baignade est interdite. La semaine dernière, un imprudent y a laissé sa vie.
Des milliers de personnes piquent néanmoins une tête un peu plus loin. La rumeur dit que là, il n'y a pas de danger.
"On ne va pas laisser les Russes nous enlever la mer", lance Tatyana, qui travaille pour l'administration et préfère taire son nom de famille. "Enfiler le maillot, c'est aussi notre forme de résistance!"
A.Abascal--ESF