Colombie: aveux historiques de militaires impliqués dans des massacres de civils
Dans une reconnaissance sans précédent devant des familles de victimes, dix militaires à la retraite ont reconnu publiquement mardi leur responsabilité dans l'exécution de plus de cent civils en 2007 et 2008 en Colombie, présentés fallacieusement par l'armée comme des guérilleros tués au combat.
Ces aveux se sont déroulés lors d'une audience historique organisée par la Juridiction spéciale pour la paix (JEP) dans la région même du massacre, dans le département de Norte de Santander (nord), frontalier avec le Venezuela.
Un général, quatre colonels, cinq militaires, tous retraités, et un civil ont reconnu leur participation dans le kidnapping de 120 jeunes dans la petite ville d'Ocana pour les assassiner de sang-froid et les présenter ensuite comme des membres des guérillas d'extrême gauche opérant dans la zone.
Mardi une cinquantaine de proches des victimes ont pris place dans le théâtre universitaire d'Ocana pour cette audience où les ex-militaires étaient appelés à "s'expliquer clairement, répondre aux questions et surtout reconnaître leur responsabilité en direct, face aux victimes et au pays", selon la juge Catalina Diaz.
- "Faux positifs" -
Cette audience publique en forme de catharsis est une étape majeure dans la mise en lumière par la JEP, tribunal spécial issu de l'accord de paix historique signé en 2016 avec la guérilla marxiste des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC), du plus grand scandale de l'histoire récente de l'armée colombienne, connu sous le nom de "faux positifs".
Souvent en larmes, les épouses, mères et sœurs des victimes faisaient face aux anciens militaires, en civil mais toujours le cheveux court. Figuraient parmi eux le général de brigade Paulino Coronado, plus haut gradé à comparaître.
"Après des années de silence et de peur, l'heure de la vérité est enfin venue d'en terminer avec des décennies d'impunité", a expliqué la JEP dans une vidéo diffusée avant les déclarations des ex-soldats.
"Je reconnais et j'accepte ma responsabilité comme co-auteur de ces crimes de guerre", a déclaré Nestor Gutierrez, un caporal à l'époque des faits et premier des mis en cause à s'exprimer.
"Nous avons assassiné des personnes innocentes (...) Je veux le souligner : ceux que nous avons assassinés étaient de simples paysans", a-t-il reconnu, évoquant "la pression du haut commandement" et ses "exigences de résultat".
Les accusés ont tour à tour précisé les circonstances dans lesquelles ils ont assassiné ces hommes, âgés de 25 à 35 ans, des paysans détenus de force ou des jeunes trompés par des promesses de travail, dans une région où la culture de la coca est omniprésente.
Ils étaient ensuite exécutés dans une ferme voisine de la caserne d'Ocana ou dans des zones isolées. Une pratique motivée par une "politique institutionnelle de l'armée consistant à comptabiliser les corps" pour gonfler ses résultats dans la lutte contre les guérillas, a fustigé la juge qui préside l'audience.
- Breloques et promotions -
En échange, les soldats recevaient primes, permissions, promotions et médailles, a expliqué la magistrate.
"Je vous demande de réhabiliter le nom de nos proches (...). Ils étaient des paysans qui travaillaient honnêtement, non des criminels ou des guérilleros", s'est émue Eduvina Becerra, compagne de José Ortega, un des agriculteurs assassinés.
"L'armée nous trompait, ils ont tué nos frères, nos fils", a dénoncé Sandra Barbosa, sœur d'une victime.
Selon la JEP, quelque 6.400 civils ont été exécutés entre 2002 et 2008 dans tout le pays en échange d'avantages matériels pour les militaires. A ce jour, une vingtaine d'entre eux ont reconnu leur responsabilité dans ces crimes.
Le haut commandement militaire et l'ex-président de droite Alvaro Uribe (2002-2008), alors à la tête du pays, ont toujours démenti une action systématique, parlant de "cas isolés".
La JEP juge les pires crimes du conflit qui a duré plus d'un demi-siècle et fait neuf millions de morts, disparus, kidnappés, mutilés et déplacés.
Selon l'accord de 2016, ceux qui avouent leurs crimes et allouent des réparations à leurs victimes bénéficieront de peines alternatives à la prison.
En janvier, la JEP a inculpé huit anciens chefs des FARC pour l'enlèvement de 21.396 personnes. Les ex-rebelles, qui ont reconnu leur responsabilité, n'ont pas encore reçu leur sanction.
Les premières sentences sont attendues courant 2022.
V.Martin--ESF