La mission d'enquête sur l'EI quitte l'Irak, entre fierté et regrets
L'Unitad, mission onusienne chargée d'enquêter en Irak sur les crimes du groupe Etat islamique (EI), quitte le pays à la demande de Bagdad, l'occasion de souligner le travail accompli et de regretter "des malentendus" avec les autorités irakiennes.
Dans un entretien téléphonique exclusif avec l'AFP, Ana Peyro Llopis, cheffe de l'équipe chargée de "concourir à amener" l'EI (Daech en arabe), à "répondre de ses crimes", salue la coopération des autorités locales sur cette mission qui prendra fin le 17 septembre, et estime qu'elle aurait pu se poursuivre avec une communication mieux maîtrisée.
"On aurait pu reconnaître publiquement, plus clairement, que le bon travail qu'on a pu faire n'a été possible que parce que nous avons été invités et que c'est unique", a-t-elle expliqué, précisant que s'il existe d'autres missions internationales d'enquête sur d'autres pays, l'Unitad est la seule à s'être installée sur le terrain.
"Cela n'arrive jamais d'inviter une instance internationale pour quelque chose qui relève d'une tâche aussi intime que d'enquêter sur des crimes (...). Il n'y en a pas beaucoup qui nous auraient ouvert les portes de façon aussi généreuse", a insisté Ana Peyro Llopis.
Il y a dix ans en juin, l'EI prenait la ville de Mossoul puis déclarait un "califat" sur près d'un tiers de l'Irak et de vastes pans de la Syrie voisine.
Des années durant, les jihadistes multiplient décapitations et lapidations. Des milliers de personnes sont tuées, enterrées dans des charniers. D'autres servent d'esclaves sexuels. Eglises et musées sont saccagés, des livres brûlés, la musique interdite.
- 68 fosses communes -
Fondée par la résolution 2379 du Conseil de sécurité de l'ONU le 21 septembre 2017, alors que l'EI est en déroute, l'Unitad aura travaillé sept ans.
Suffisant pour rédiger 19 rapports, soit sur des crimes précis (contre la minorité chiite, contre les Yazidis, dans la prison de Badouch, etc...), soit sur la structure fonctionnelle de l'EI.
Aidée par l'obsession de l'organisation pour les archives administratives, l'Unitad a consolidé et digitalisé des millions de documents, représentants 40 téraoctets.
"On a aussi beaucoup travaillé sur l'excavation de fosses communes. On a récupéré les restes de victimes dans 68 fosses, avec environ 1.000 victimes dont 200 identifiées", a expliqué la responsable onusienne, soulignant aussi le travail de formation, notamment de la machine judiciaire irakienne.
Reste une difficulté majeure.
Conformément à son mandat, l'Unitad a traité des pièces fournies par l'Irak, mais aussi d'autres - témoignages compris - récoltées par l'ONU et qui n'ont pas été transmises aux Irakiens.
"Les Nations unies ont des règles strictes de confidentialité et de respect du consentement" de ceux qui témoignent", justifie la juriste à l'AFP.
Des juridictions nationales ont ouvert 18 inculpations, dont 15 ont abouti à une condamnation, essentiellement en Europe, sur des dossiers ayant intégré des documents de l'Unitad.
- "Une question politique" -
Mais "les Irakiens ont vu des résultats concrets dans des juridictions étrangères, avec cette impression que l'Unitad coopérait plus avec les Etats étrangers qu'avec l'Irak. Tout aurait pu être mieux expliqué", regrette-t-elle.
Les médias s'étaient fait l'écho de tensions entre l'équipe onusienne et les autorités irakiennes. "Le gouvernement irakien n'a reçu d'Unitad aucune preuve susceptible d'être utilisée dans le cadre de procédures pénales", déplorait en décembre 2023 un représentant d'Irak lors d'une réunion du Conseil de sécurité de l'ONU.
Si l'Unitad cesse ses activités en Irak, le travail des experts n'est pas terminé. "Nous avons des informations qui sont à New York et qui sont accessibles", note-t-elle. Mais "si un Etat veut y accéder, on n'a pas de cadre juridique" pour les leur céder.
Selon elle, la question est sur la table du Conseil de sécurité depuis janvier dernier. "On n'a pas de réponse", admet-elle. "C'est une question politique".
En mars 2019, l'organisation ultra-radicale perdait son dernier bastion en Syrie voisine. Le "califat" n'était plus, même si de nombreuses filiales de l'EI continuent de semer la terreur sur plusieurs continents, du Levant à l'Afrique.
La justice sera lente et forcément imparfaite. Le sol irakien porte encore des fosses communes. Des témoignages n'ont jamais été enregistrés. Un nombre incalculable de crimes n'ont pas été punis.
Par le passé, Unitad a aussi dit oeuvrer pour "des procès équitables". Mais en Irak, si les tribunaux ont prononcé des centaines de condamnations à mort ou à la perpétuité dans des affaires portant sur l'EI, Bagdad a été épinglé par des défenseurs des droits humains pour des procès qualifiés d'expéditifs et des aveux obtenus sous la torture.
R.Abreu--ESF