L'île des Serpents, une victoire ukrainienne sans doute inexploitable
L'abandon de l'île des Serpents par les Russes est un réel succès pour l'Ukraine et un cuisant revers pour Moscou, sans pour autant nécessairement faire basculer le cours de la guerre, selon les experts.
"C'est un développement important dans la guerre, qui desserre le carcan naval russe", analyse une source militaire française.
"Une défaite pour la Russie, une humiliation, sans aucun doute", relève l'analyste naval HI Sutton.
Ce caillou stratégiquement placé à quelques dizaines de kilomètres des côtes ukrainiennes, roumaines et de l'embouchure du Danube, une importante artère fluviale européenne, avait été conquis dès les premiers jours du conflit, au terme du fameux épisode des garde-côtes ukrainiens rétorquant au croiseur russe Moskva - coulé plusieurs semaines plus tard- d'aller "se faire foutre".
- Coût exorbitant -
"La Russie voulait vraiment la garder, elle a investi beaucoup de moyens humains et du matériel onéreux", explique HI Sutton à l'AFP, parlant des systèmes de défense antiaérienne que Moscou y a déployés depuis le début de la guerre.
"Le coût pour conserver l'île était beaucoup plus élevé que prévu par la Russie", dit à l'AFP Tayfun Ozberk, un autre analyste naval et ancien officier de la marine turque.
"Cela consommait du matériel, des ressources", estime Igor Delanoë, le directeur adjoint de l'Observatoire franco-russe et spécialiste de la marine russe, tandis que la source militaire met en exergue "l'élongation logistique pour ravitailler sous le feu ukrainien".
Car ce repli russe est avant tout provoqué par les armes occidentales fournies à l'Ukraine, des missiles antinavires Harpoon aux systèmes d'artillerie comme les canons Caesar et les lance-roquettes guidées Himars. Les Ukrainiens ont tenté au moins une fois un assaut sur cet îlot mais ont été repoussés. Ils ont donc bombardé sans relâche.
"L'arrivée de l'artillerie à longue portée et des missiles antinavires en Ukraine a rendu cette île indéfendable pour les Russes", estime HI Sutton.
"Pour les puissances de l'Otan qui alimentent l'Ukraine en armes, l'île des Serpents va venir valider la posture d'envoi de plus de matériel" pour contraindre les Russes sur d'autres points du front, selon M. Delanoë, qui juge cela toutefois un peu "hasardeux".
Au final, ce confetti restera sans doute un tombeau vide, doublement scellé par les armes occidentales et les missiles russes, même si les Ukrainiens affirment le contraire.
"Il semble que l'île des Serpents va rester vide jusqu'à la fin de la guerre, à moins que l'Ukraine soit équipée d'un solide système antiaérien", estime Tayfun Ozberk.
En effet, les mêmes causes produisant les mêmes effets, si les Ukrainiens s'aventuraient à installer des soldats et des équipements sur ce caillou, ils se retrouveraient sous le feu de la Russie, qui conserve malgré les pertes qu'elle a enregistrées l'hégémonie en mer.
"La Russie pourrait infliger exactement la même chose, par des moyens différents", souligne HI Sutton. Dans cette hypothèse, "ils vont se prendre une pluie de missiles", selon M. Delanoë.
En particulier, M. Ozberk relève que les Ukrainiens ne sont pas équipés pour frapper les sous-marins.
Or "la Russie a quatre sous-marins de classe Kilo, très furtifs et équipés de missiles Kalibr. Si l'Ukraine met des hommes sur l'île, la Russie va les neutraliser".
"Pour le moment, nos soldats n'ont pas mis le pied sur l'Ile des Serpents, non, mais cela viendra. Croyez-moi", a assuré jeudi le numéro deux de l'état-major Oleksiï Gromov.
Pour Kiev, "il serait plus efficace de déployer un drapeau urkainien sur l'île" à des fins de propagande, selon M. Ozberk.
- Céréales -
Une île des Serpents désertée demeure une bouffée d'oxygène pour Odessa et ce qu'il reste de côtes à l'Ukraine. "La Russie pourrait être réticente à donner un assaut amphibie", considère l'amiral turc à la retraite Deniz Kutluk.
Quant à la question des céréales coincées à Odessa, l'impact de l'abandon de l'île des Serpents est incertain.
Certes, comme l'Ukraine a réussi à créer une bulle sécurisée le long de ses côtes, il serait théoriquement possible de "faire naviguer des bateaux (chargés) de céréales entre la côte et l'île. Mais, sans accord russe, cela va rester compliqué, car d'Odessa aux eaux roumaines il y a de la route pendant laquelle ils seront à portée de tir russe", relève la source militaire.
"Le blocus russe n'a pas besoin de l'île. Certes, elle le facilite, mais il ne dépend pas d'elle", note HI Sutton.
Reste l'hypothèse selon laquelle avec ce repli, Moscou essaye de sauver la face en affirmant faire un geste de "bonne volonté", qui se poursuivrait en permettant l'exportation des céréales.
"C'est un geste qui peut aller dans le sens de la mise en place d'un corridor céréalier", suggère M. Delanoë.
"Les Turcs essayent de se positionner comme des intermédiaires sous les auspices de l'ONU. Cela peut être un geste de Moscou au profit de la Turquie qui en tirera des bénéfices diplomatiques. Et aussi un geste pour les pays d'Afrique qui attendent les céréales".
M.L.Blanco--ESF