El Siglo Futuro - "Gardien de clés", nouvelle occupation dans l'Ukraine en guerre

Madrid -
"Gardien de clés", nouvelle occupation dans l'Ukraine en guerre
"Gardien de clés", nouvelle occupation dans l'Ukraine en guerre / Photo: © AFP

"Gardien de clés", nouvelle occupation dans l'Ukraine en guerre

"Une, deux... 19 en tout" : Ievguen Ielpitiforov compte les trousseaux de clés qu'il a entre les mains. Depuis le début de l'invasion russe, ce biologiste de formation a pris en charge une tâche nouvelle, prendre soin des appartements ou maisons d'amis ayant fui la guerre.

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Au volant de sa vieille voiture bleue, Ievguen, qui connait bien ces banlieues du nord-ouest de Kiev où il habite depuis 10 ans, sillonne désormais régulièrement les rues d'Irpin et Boutcha pour veiller sur "ses propriétés".

Les forces russes se sont retirées de la région fin mars, après une occupation particulièrement destructrice. C'est peu après qu'il a commencé à être sollicité.

"Beaucoup d'amis qui sont partis me demandaient d'aller voir si leur immeuble était intact, si les fenêtres et les portes étaient toujours en place", raconte cet homme de 37 ans, barbichette blonde et sourire débonnaire.

Les trousseaux de clés ont commencé à arriver: certains par la poste, d'autres remises par des voisins. Parfois accompagnés de café ou de chocolats, en guise de remerciements.

Ievguen visite les propriétés dont il a la responsabilité régulièrement et bénévolement, pour arroser les fleurs, vider les frigos, envoyer des affaires à leurs propriétaires ou simplement allumer la lumière, "pour montrer qu'il y a quelqu'un" et éloigner les pillards.

A ceux qui reviennent, Ievgen, qui gagne sa vie comme jardinier, laisse aussi un petit cadeau de bienvenue: un bouquet de fleurs, ou des cerises, pour qu'ils se sentent "heureux".

- Masque à gaz -

"Si j'étais à leur place, ils m'aideraient aussi. J'aimerais bien que quelqu'un arrose mes fleurs ou nettoie mon frigo", dit-il.

"Le plus dur", selon lui, ce sont les réfrigérateurs et congélateurs remplis d'aliments pourris après des semaines sans électricité: "l'odeur est telle qu'on peut tomber dans les pommes!"

Ievguen s'est même vu offrir un masque à gaz soviétique, qu'il utilise pour les opérations particulièrement nauséabondes. Même après un lavage complet, il faut revenir aérer régulièrement car "l'odeur reste encore une semaine une deux.".

A Boutcha, banlieue voisine d'Irpin devenue symbole des crimes commises pendant l'occupation russe, il gare sa voiture devant un complexe d'immeubles flambant neufs, dont la plupart des fenêtres ont été soufflées.

Sur le parking, une voiture n'est plus qu'un amas de métal. La carrosserie d'une autre est criblée d'éclats.

Ievguen ne s'attarde pas, il ne fait qu'arroser quelques plantes. Dans le petit appartement d'une de ses amies, rien ou presque n'évoque la guerre. Sauf une inscription sur un mur, au feutre noir, clairement laissée par des militaires russes: "Excusez-nous d'avoir cassé la porte".

Cette dernière a dû être remplacée, comme la plupart des portes à cet étage.

"Gardien de clés", c'est aussi une tâche dont s'acquittait fréquemment en avril Oleksandre Fourman, 31 ans. Lui qui jouait le rôle de doublure à la télé avant la guerre se réservait un jour par semaine pour s'occuper de six appartements de Kiev abandonnés par des amis.

Sa mission la plus inhabituelle pendant cette période? Ranger dans un endroit discret les jouets sexuels que son ex-petite amie et son nouveau partenaire avaient laissés trainer en abandonnant leur domicile peu après le début de l'invasion russe à l'aube du 24 février, confie-t-il.

- "Faire mon devoir" -

"Elle m'a dit +je ne peux quand-même pas demander à ma mère de le faire+", raconte Oleksandre en éclatant de rire. "Je les ai lavés et bien cachés", poursuit-il, avant de devenir tout d'un coup plus sérieux.

"J'ai eu de la chance. On ne m'a pas tiré dessus, des missiles ne se sont pas abattus près de moi". En aidant les autres, "je ne fais que faire mon devoir envers ceux qui ont souffert", dit-il.

De retour à Irpin, Ievguen se dirige vers un immeuble resté intact. Dans un duplex dont les baies vitrées donnent sur une école au toit soufflé par un bombardement, il filme avec son smartphone une vingtaine de plantes en pot, vidéo destinée aux propriétaires partis à l'étranger.

"Celle-là est vivante, celle-là aussi. Et celle-là est +kaputt+", énumère-t-il.

Il s'arrête encore devant une maison dont il ne reste plus que les murs calcinés. Alors que des ouvriers montent un nouveau toit, le jeune homme examine un jeune thuya sévèrement abimé par les flammes.

"Il me rappelle le peuple ukrainien", dit Ievguen, pensif. "D'un côté, il est brûlé, de l'autre, il a la force de tenir pour continuer à pousser et reverdir".

O.L.Jiminez--ESF