La commotion cérébrale, l'ennemi "insidieux" des soldats ukrainiens
À 15 km de la ligne de front de Bakhmut, dans l'est de l'Ukraine, un véhicule de combat d'infanterie s'arrête en déchirant le silence nocturne. En sort Andrei, claudiquant et le regard hagard.
Un missile s’est abattu sous la voiture du soldat ukrainien. Il ne paraît pas blessé, mais il a besoin d’une aide médicale: il souffre de commotion cérébrale.
"J’ai des étoiles devant les yeux", se plaint le militaire, les bras ballants. "Et dans mon oreille...", commence-t-il en riant nerveusement, bégayant et ne trouvant plus ses mots, "...c'est bloqué".
Désorientation, surdité : ces symptômes sont classiques d'un mal qui touche un soldat sur deux, selon Vasylyna, assistante médicale ukrainienne pour la 80e brigade d’assaut.
Le "vent du boulet", dans le jargon militaire, est une blessure interne due à l’effet de souffle produite lors d’une explosion à proximité, ou lors du tir d’un obus.
"Il y a une différence de pression entre l’extérieur et l’intérieur du corps, créant une sorte de vide", explique la secouriste de 28 ans, assise dans une fourgonnette médicalisée. "Le cerveau et les tympans se compriment tellement que les cellules sont endommagées".
Le travail de Vasylyna consiste à traiter en urgence les soldats blessés venant de la ligne de front, puis les évacuer vers des centres médicaux.
"Ils ont si souvent des commotions qu’ils s'affrontent même pour savoir qui en a le plus", dit-elle, dépitée. "Ils pensent qu’un médicament contre le mal de tête suffit, et ils retournent au front".
Assise sur le skaï gris du fourgon médical, elle s’affaire autour d’Andrei, lui injecte des médicaments en intraveineuse. Le soldat a l’air perdu, ses yeux sautent sans cesse d’un point à un autre. Il va être évacué vers un hôpital.
Vasylyna est persuadée qu'il repartira au combat bien avant sa rémission totale. "Je me bats contre eux constamment, ce sont des enfants, ils refusent de venir se faire soigner", dit-elle.
En rangeant les seringues, elle insiste : "Il est très important d'en parler, de dire aux gens que la commotion est dangereuse, qu'elle prend du temps à guérir".
- "Des abandons tous les jours" -
Car ce mal laisse une cicatrice invisible, et l’accumulation de lésions peut avoir des effets dévastateurs à long terme. "C’est une maladie insidieuse" qui "augmente le risque d’AVC à un âge jeune", prévient Vasylyna.
Plus au nord dans la région de Kharkiv, "Prometheus", chef d’une unité d’assaut, regarde d’un oeil vigilant ses combattants qui s’entraînent dans les bois en tenue de camouflage d’hiver.
Comme la plupart de ses hommes, lui aussi a déjà subi des commotions cérébrales. "Ça arrive tous les jours", explique-t-il, masque sur le nez et main sur son arme. "Au front, on a 90% de chance d’avoir une commotion, et de partir avec en combat", dit-il.
Un handicap tactique car elle laisse "hors service pendant au moins trois jours", jusqu'à dix quand elle est grave. "On a des abandons tous les jours à cause de ça, et nos ressources humaines ne sont pas infinies", s'inquiète-t-il.
Pour Prometheus, le premier geste est de tenter de sortir la victime de la stupeur, puis de l'évacuer. "Les gars sont désorientés, ils peuvent tomber par terre, se recroqueviller sur eux-mêmes".
Le commandant fustige surtout l’impact sur la motivation. "Quand le gars a été dans cette situation critique, il sait que ça va arriver à nouveau, et en pire", et lui doit "les remotiver à aller sur le front", explique-t-il à l’AFP.
S’il existe un traitement médicamenteux à suivre, pendant au "minimum dix à quinze jours" à l’hôpital, Vasylyna insiste aussi sur l'importance du repos.
Elle pointe néanmoins du doigt la négligence de médecins civils quand les soldats retournent à la vie normale : "s’ils ne voient pas de blessure grave, ils donnent juste une pilule et les commotions finissent par se chevaucher".
La soignante alerte aussi sur les troubles du sommeil: "les soldats dorment mal, ils ont le système nerveux tendu", ce qui peut aggraver des troubles psychologiques traumatiques.
Prévenir les commotions cérébrales est "presque impossible" relève Vasylyna. Si un casque anti-bruit permet d’équilibrer légèrement la pression dans le cerveau, il ne protège pas "à cent pour cent".
J.Suarez--ESF